L’eau imprègne nos paysages, mais elle n’est pas toujours visible. Les aménagements modernes depuis le milieu du XIXe siècle ont eu tendance à l’enterrer, à la cacher et à l’évacuer de nos milieux de vie, que ce soit en ville ou dans les espaces ruraux et agricoles. Depuis une vingtaine d’années, l’eau resurgit. À Rennes, il est question de remettre la Vilaine au jour en centre-ville ; à l’est-sud-est, la plaine de Baud, ancien site ferroviaire et industriel, est fréquentée comme une plage, et à l’ouest, le Jardin de la Confluence permet de se placer « à fleur d’eau » entre l’Ille et la Vilaine… Partons au nord de Rennes, à la découverte des motifs de l’eau dans les Prairies Saint-Martin.
Contexte
1Sous l’effet des enjeux globaux, des prescriptions nationales, de l’implication des professionnels de l’écologie et du paysage et d’une attente sociale, les données de la biodiversité et de l’hydrographie des sites sont prises en compte dans les opérations d’aménagement ou de renouvellement urbain dans les métropoles françaises. Mieux encore, les espaces aquatiques font l’objet d’une valorisation au sein du projet urbain et de la vie sociale depuis les années 1990, que l’on pense au réaménagement des berges de la rive gauche de la Têt à Perpignan (Rode, Valette, 2019), à celles de la Garonne à Bordeaux en rive gauche, avec un miroir d’eau et des mobilités douces, ou encore à celles de la Saône et du Rhône à Lyon.
2Le « retournement des villes » vers leurs fleuves et la « redécouverte » des petits cours d’eau et des espaces aquatiques peuvent devenir structurants dans le projet urbain, comme cela a été montré pour la ville d’Angers : «au XXIe siècle, les projets urbains ont pour objectif de renforcer les liens entre la ville et sa rivière en prenant en compte notamment l’inondabilité, les nouveaux usages et la "nature en ville"» (Brito de Sousa et al., 2023). Même si les autorités locales n’ont pas la main sur l’ensemble des compétences concernant la protection et la gestion des milieux aquatiques1,« les zones humides guident aujourd’hui les projets urbains » (Carré, Sajaloli, 2016).
Les zones humides sont constituées d’espaces amphibies tout ou partie de l’année, naturels ou artificiels (fossés, mares, marais, bassins tampons, tourbières…), comportant une végétation et une faune spécifiques qui « aiment l’eau » (joncs, roseaux, batraciens, libellules…). Elles jouent donc un rôle essentiel dans la biodiversité et, telles des éponges, dans la régulation des débits d’eau et dans la filtration des polluants.
3Le cas des Prairies Saint-Martin vaste espace péricentral de 30 hectares compris entre le canal Ille-et-Rance et l’Ille (photo 1 et carte 1), est emblématique d’un espace de projet urbain contemporain qui intègre fortement les rôles écologiques et bio-physiques des espaces aquatiques2. Ces objectifs « naturalistes » ont guidé les porteurs du projet – Ville de Rennes et Rennes Métropole – dans la conception de paysages différenciés et d’usages souhaités sur le site. Ayant missionné un bureau d’études paysagères pour concrétiser le projet, les acteurs publics ont donc pensé dans le projet un espace de vie, de loisirs et de nature.
Photo 1
Photo : Emmanuelle Hellier - CC BY-NC-ND 4.0
Les vastes étendues de prairies, qui donnent leur nom à l’espace du parc aménagé, sont en majorité accessibles au public pour des activités de loisirs et des pauses. Elles sont fauchées une fois l’an et peuvent infiltrer les précipitations. Une petite partie d’entre elles se présentent sous forme d’enclos pour les animaux rustiques du parc (ânes et vaches des Highlands).
Carte 1 - Les prairies Saint-Martin
https://umap.openstreetmap.fr/fr/map/prairies-saint-martin_1010347Crédits : Hellier E., Lepetit A., ESO-Rennes, 2022.
4Cette manière de donner une place et une forme à l’eau, nous l’appelons « motif aquatique » , à la manière des « motifs environnementaux » travaillés par la politiste Gabrielle Bouleau : «Un motif est un mode de connaissance et de représentation du réel qui se prête remarquablement à une narration imprégnée d’émotions. Les motifs peuvent être perçus et transmis. Ils constituent des briques élémentaires d’interprétation de nos expériences sensorielles» (Bouleau, 2017). Ces motifs sont mis au jour et caractérisés par les chercheurs à partir de leur analyse des documents et des discours produits par les aménageurs mais aussi par les usagers.
Des motifs aquatiques à décrypter
5Aménagé entre 2014 et 2022 sur le site d’une ancienne friche industrielle, d’espaces végétaux spontanés et de jardins familiaux, le « Parc naturel Urbain » des Prairies Saint-Martin présente des paysages liés à la présence de l’eau. Cet espace dédié constitue par ailleurs un « champ d’expansion des crues » pour l’agglomération de Rennes, dont est témoin la construction nouvelle d’un bassin de stockage.
6 Quatre motifs aquatiques spatialisés peuvent être détectés dans le cadre du projet d’aménagement et correspondre à des espaces particuliers du parc :
7 - L’eau des cours d’eau : l’Ille, affluent de la Vilaine (photo 2), se départage en deux bras, dont le plus important au pied du côteau à l’est et le deuxième traversant les prairies centrales. Réceptacle de ruissellements pluviaux et de branches tombées, peu accessible, elle abrite des populations de batraciens et d’oiseaux et poursuit son cours jusqu’à la confluence avec la Vilaine dans le quartier du Mail/Route de Lorient.
Photo 2
Photo : Emmanuelle Hellier - CC BY-NC-ND 4.0
Le cours de l’Ille se déploie à l’est des Prairies dans une direction grossièrement nord-sud. Les espaces habités sur ses rives sont protégés des effets de la crue par des palplanches en métal, dont la corrosion est visible. Ces aménagements sont petit à petit remplacés par des techniques couplant génie végétal et enrochement. La photo est prise direction sud, depuis un nouveau pont qui permet de relier deux quartiers, le quartier Plaisance-Gros Malhon au quartier Motte-Brûlon.
8 - L’eau canalisée : constituée par le canal Ille-et-Rance Rennes-Dinan, réalisé au début du XIXe siècle, cette eau contrôlée par les écluses et unifiée par la technicisation de sa gestion (Photos 3 et 4). Support de loisirs nautiques (canoës-kayaks, bateaux électriques) et aquatiques (pêche) le canal débouche dans la Vilaine en centre-ville sous le Pont de Bretagne.
Photos : Emmanuelle Hellier - CC BY-NC-ND 4.0
Photo 3 : Le canal Ille-et-Rance joint l’Atlantique à la Manche via la connexion qu’il réalise entre la Vilaine et la Rance. Conçu initialement pour le transport de marchandises, notamment l’approvisionnement de Rennes en matériaux de construction au XIXe siècle, il est jalonné par de nombreuses écluses et sert aujourd’hui aux activités nautiques de loisirs.
Photo 4 : L’écluse du Pont Saint-Martin, située à l’aval des Prairies et en contrebas de la rue de Saint-Malo, est l’avant-dernière écluse du canal avant la jonction avec la Vilaine au Pont de Bretagne dans le centre-ville. Jouxtée par des structures d’accueil (auberge de jeunesse à droite) et de restauration, elle est également caractérisée par le local de commandement de l’écluse, toujours en fonctionnement, et par le stationnement de plusieurs péniches habitées. Elle est un point de suivi du niveau d’eau du canal par le Service de Prévision de Crues.
9 - L’eau recréée : plusieurs bassins et cheminements de l’eau ont été reconstitués par l’aménageur, en particulier dans le secteur boisé et végétalisé où se trouvaient d’anciens jardins familiaux. Une partie de chemin piéton a été redonnée à la nature, des observatoires en bois implantés, et des enclos pour bovins réalisés. Le deuxième bras de l’Ille lui-même a été réajusté.
Photos : Emmanuelle Hellier - CC BY-NC-ND 4.0
Photo 5 : Dans la partie est parcourue par des chemins piétons et équipée d’observatoires à oiseaux, l’aménageur a procédé à des décaissements, c’est-à-dire des creusements, pour permettre à l’eau des précipitations et de débordement de l’Ille d’être stockée. Ici, le cheminement de l’eau a été favorisé par des circuits tracés par l’aménageur, reprenant d’éventuels anciens bras du cours d’eau, toujours dans la perspective de redonner une place à l’eau dans cette partie protégée et boisée.
Photo 6 : Les eaux recréées prennent place de manière plus ponctuelle dans de petits bassins végétalisés, se rapprochant du motif des eaux temporaires. Ces ménagements réalisés spécifiquement dans le cadre du chantier se trouvent dans la partie nord du parc, non loin d'un axe qui relie le canal au quartier de la Motte-Brûlon via une passerelle sur l'Ille. La photo permet également d'appréhender le mobilier urbain choisi pour ce parc naturel urbain et qui lui confère une certaine unité (banc, éclairage public, signalétique).
10 - L’eau temporaire : invisible en temps ordinaire, l’eau des crues de l’Ille et des pluies accumulées amène à façonner les paysages. L’urbanisation des nouveaux quartiers voisins de Plaisance et Armorique, mais aussi l’ensemble de la densification urbaine du bassin de la Vilaine à Rennes, implique de compenser ces aménagements par un stockage des eaux plus important sur cette zone (décaissement) lors de la montée des eaux en hiver (Photo 7). Ainsi, il reste quelques maisons habitées en permanence dans ce parc mais le projet prévoit l’expropriation à terme (Photos 8 et 9).
Photos : Emmanuelle Hellier - CC BY-NC-ND 4.0
Photo 7 : Lors d’un épisode de fortes pluies et de crues en novembre 2023, le bassin tampon réalisé au nord des Prairies a montré son utilité, entre le canal et l’Ille. Il a accueilli l’eau en surplus dans un espace décaissé (creusé) qui se prolonge au sud et s’accompagne d’un réservoir enterré. Il s’agit d’un dispositif de compensation à l’artificialisation des sols engendrée par la construction de la zone d’habitat Armorique qui se déploie au deuxième plan.
Photo 8 : Le projet d’aménagement en parc naturel urbain d’un espace partiellement habité a soulevé la question du maintien des jardins familiaux de la Ville de Rennes ; ces derniers ont été désaffectés, leurs locataires non renouvelés, dans le cadre d’une fermeture liée à la pollution des sols. Les maisons existant le long du canal et dans le parc devaient également disparaître (seule la longère devait être réhabilitée comme centre d’accueil pédagogique), ce qui a provoqué les protestations publiques des habitants : banderoles, prises de parole en conseil municipal et ici affichette.
Photo 9 : Au fil du temps, dans l’entre-deux-guerres notamment, des maisons se sont auto-construites dans cet espace public « refuge » ; il était possible d’y cultiver, d’y vivre – certes chichement ; la présence des plaques de rues, la voirie d’accès et des lignes électriques montre que la municipalité a aussi planifié un petit lotissement en l’équipant. Néanmoins, depuis le projet de parc naturel urbain en 2014, ces maisons se sont retrouvées sous le coup de procédures d’expropriation, telles que celle photographiée (mars 2024) ; plusieurs ont été détruites, celles le long du canal sont conservées.
11Finalement, la conception de ce parc contemporain suit deux idées : d’abord celle que les eaux « font leur chemin » (l’Ille, l’expansion des crues) mais aussi qu’il est souhaitable de les mettre en valeur par une intervention volontariste, comme dans d’autres nouveaux parcs urbains à Rennes3. Alors que le canal est une infrastructure patrimoniale, la volonté de « désurbaniser » le site pour le « renaturer » permet de compenser l’artificialisation croissante des sols des programmes d’urbanisation. Simultanément, la reconstitution de cheminements de l’eau est réellement le fruit d’études et de choix d’aménagement paysager qui s’accompagnent d’usages attendus des espaces :
- loisirs nautiques et pêche sur le canal ;
- résidences, jardins partagés et locaux techniques de la Ville de Rennes à proximité du canal ;
- promenade et sport sur les chemins ;
- jeux et détente dans les espaces de prairies ;
- pique-nique dans les anciens espaces de jardins ;
- observation furtive de la nature dans la partie plus conservatoire…
12Sous l’œil attentif des chercheur·es (Observatoire Homme-Milieux des Prairies Saint-Martin, CNRS) cet espace vivant est à la fois approprié par les espèces qui y évoluent et les usagers qui y vivent ou s’y promènent. Il reste que cette eau laissée libre « au cœur du projet urbain » est paradoxalement « sous contrôle », façonnée par des aménagements et des règles d’urbanisme.
Notes
1 La compétence GEMAPI, récemment confiée aux Métropoles, Agglomérations et Communautés de Communes depuis 2015, peut être déléguée par ces intercommunalités à des structures dédiées déjà en place
2 La biophysique est une discipline à l'interface de la physique et la biologie où les concepts physiques et les outils d'observation et de modélisation de la physique sont appliqués aux phénomènes biologiques
3 Par exemple : reméandrage et recreusement du ruisseau le Quincé au parc de Beauregard-Quincé
Pour citer ce document
Emmanuelle Hellier et Nadia Dupont, 2024 : « Les Prairies Saint-Martin : l’eau au cœur du projet urbain », in B. Bisson, B. Mericskay, O. David, A. Lepetit & V. Deborde Atlas social de la métropole rennaise [En ligne], eISSN : 2999-2923, mis à jour le : 09/04/2024, URL : https://atlas-social-de-rennes.fr:443/index.php?id=1181, DOI : https://doi.org/10.48649/asdr.1181.
Autres planches in : Aménagement, urbanisme, logement et habitat
Bibliographie
Bouleau Gabrielle, La politique des motifs environnementaux, Mémoire de projet HDR en science politique, Université Lille 2, 2017, 134p. https://hal.inrae.fr/tel-02606919/document
Brito de Sousa Rafael, Paysant Guillaume et Carcaud Nathalie, 2023, « Les différentes formes d´eau et ses usages à Angers (XIXème, XXème et XXIème siècles) », in H. Davodeau, L. Guillemot et S. Giffon, Atlas Social d'Angers [En ligne], eISSN : 2968-0255, mis à jour le : 26/09/2023, URL : https://atlas-social-angers.fr:443/index.php?id=1129, https://doi.org/10.48649/asda.1129
Carré Catherine et Sajaloli Bertrand, 2016, « Les territoires urbains de l’eau. Entre délaissement et consécration, la réversibilité des marges en question » in E. Grésillon, B. Alexandre et B. Sajaloli (dir.), La France des marges, Editions Armand Colin, p.248-264.
Hellier Emmanuelle, Carré Catherine et Dupont Nadia, 2019, « Des représentations concurrentes de l’eau dans les projets urbains. Le cas des prairies saint-Martin à Rennes »,Sud-Ouest Européen, n°47, p.41-55, DOI : https://doi.org/10.4000/soe.5214
Rode Sylvain et Valette Philippe, 2019, « Par-delà les limites communales, le fleuve au cœur du projet de territoire métropolitain ? Comparaison entre Perpignan et Toulouse », in S. Rode et M. Gralepois, L’eau au service des territoires ? Entre valorisation et instrumentalisation,Sud-Ouest Européen, n°47, p.25-39, DOI :https://doi.org/10.4000/soe.5172
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L’eau imprègne nos paysages, mais elle n’est pas toujours visible. Les aménagements modernes depuis le milieu du XIXe siècle ont eu tendance à l’enterrer, à la cacher et à l’évacuer de nos milieux de vie, que ce soit en ville ou dans les espaces ruraux et agricoles. Depuis une vingtaine d’années, l’eau resurgit. À Rennes, il est question de remettre la Vilaine au jour en centre-ville ; à l’est-sud-est, la plaine de Baud, ancien site ferroviaire et industriel, est fréquentée comme une plage, et à l’ouest, le Jardin de la Confluence permet de se placer « à fleur d’eau » entre l’Ille et la Vilaine… Partons au nord de Rennes, à la découverte des motifs de l’eau dans les Prairies Saint-Martin.
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